…L'expressionnisme
de Bellini est tout autre. Il est vrai qu'il est
contemporain de désastres dont ses prédécesseurs
n'avaient pas idée. L'acte de peindre ne peut plus viser
une essence puisque celle-ci est devenue problématique.
L'artiste doit en tirer la conséquence et assumer la
détresse ontologique de la subjectivité en la portant
sur la toile avec le risque de sombrer lui-même dans le
chaos. Bellini a fait ce choix. Dans chaque tableau, les
visages et les corps, pour exister, livrent un combat
contre un élément informel qui les presse de toutes
parts et tend à investir l'espace tout entier.
L'abstraction est ici menace d'un retour à la barbarie,
de désordre et de mort. Métaphore du néant, elle n'est
pas comme chez Kandinsky le chant de l'âme qui se prend
pour un orgue ; elle est ce qui fait obstacle à une
naissance où à une renaissance. Elle contraint l'œil à
une plongée dans l'inorganique et la subjectivité y
devine avec effroi sa propre dissolution. L'anxiété
spirituelle qui en résulte est redoublée par le
traitement particulier de la matière picturale. Celle-ci
est alourdie, chargée de magnétisme par la pratique des
empâtements. On sent la nervosité du geste. Le monde de
tumulte extérieur et intérieur que le peintre veut
traduire ne peut s'accommoder d'une frugalité ascétique.
Un fond inerte en aplats ferait retomber la tension et
l'angoisse. Un tel projet demande aussi que soient
produites sur la toile des coagulations, des coulées de
couleurs, des mélanges instables et des transparences.
C'est pourquoi Bellini éprouve peu d'attirance pour
l'acrylique. L'huile lui convient mieux, elle a une vie
propre, des effets imprévisibles, tandis qu'on sait
d'avance comment la peinture acrylique se comportera. Le
privilège qu'il accorde aux couleurs fondamentales
participe de la même intention. Il s'agit de contribuer,
par la juxtaposition brutale de leurs tons dominants, à
élever l'une et l'autre à une intensité dramatique d'une
violence à peine supportable. Parfois fondus dans des
violets sombres et saturés, parfois rompus avec le noir,
le bleu et le rouge libèrent leurs humeurs vénéneuses.
Tout se passe comme si la matière picturale en
mobilisant toutes ses ressources s'employait à rendre
incertaine la figure humaine.… Fernand
FOURNIER,
Le 9 Mars 1994 |